Le mois d’octobre flamboyant tire ses dernières cartouches. En cette fin de matinée, la température est agréable et le soleil est encore bien posé au-dessus des crêtes. En face de nous, le quai de la gare de Täsch se remplit tranquillement de voyageurs désireux de profiter de cette magnifique lumière d’automne. Certains la garderont pour eux et d’autres, ramèneront dans leur bibliothèque numérique, cet instantané tant recherché, fait de mélèzes, de sommets frôlant les nuages et glaciers immaculés.
En face de nous, une famille s’installe dans l’excitation du départ imminent. Ce sont donc Baptiste et Léa, jeunes adolescents, les yeux vissés sur leur tablette ainsi que la petite Ciara qui animeront notre périple vers Zermatt.
Les conversations sont enflammées quant à la proximité de l’Hôtel ou de son équipement en connectivité sans-fils. Marianne et André, les parents, ont bien du mal à convaincre que la prise en compte de leurs critères économiques surpasse largement l’absence d’une couverture wifi à tous les étages. Ils sont, par contre dithyrambiques, sur leurs impérissables souvenirs du Cervin et de ses paysages de cartes postales.
Quelle ne fut pas notre surprise de les retrouver, quelques jours plus tard, dans le train nous reconduisant à Täsch !
L’ambiance avait radicalement changé. Tous les membres de la petite famille étaient comme sidérés, et abattus dans leur siège. Les parents avaient perdu ce sourire béat qui les animait lors de l’aller. Du côté des enfants, c’était Ciara qui menait le débat.
Le fond du problème est que Ciara (ainsi que les autres) n’a pas aperçu le Cervin de tout le séjour.
- Baptiste : Mais papa, tu aurais pu choisir un jour où il fait au moins beau ?
- André : (à peine audible) désolé, je ne travaille pas pour « MétéoSuisse »
- Léa : (un peu chipie) en voyant tous les chantiers qu’il y a partout, les cailloux, ils doivent bien le prendre quelque part ?
- Ciara :
- Mais non, ils n’ont pas le droit de démonter le Cervin pour faire des maisons
- Ce n’est pas juste, vous avez pu profiter de ces magnifiques paysages et nous, il ne nous restera plus rien.
- Marianne : (se veut factuelle et rassurante) tu sais, personne n’a le droit de démonter le Cervin. Les habitants de Zermatt aiment la montagne et la nature. Ils la protègent.
- Baptiste : (qui se réveille et adore jeter de l’huile sur le feu) : bon, quand on voit comment ils ont percé le Petit-Cervin, on se dit qu’ils ont une drôle de façon d’honorer la nature.
- Léa : (qui raffole quand tout va partir en vrille. En s’adressant aux parents)
- Mais en fait, c’est vous qui avez bien profité de ces superbes conditions. Maintenant, il n’est plus possible de prendre une photo pour notre Instagram sans un pylône ou des câbles partout. Heureusement que la dernière version permet de les enlever simplement !
- André : (se sentant attaqué) :
- Mais on a tout fait pour votre bien-être. Ce n’est pas nous qui avons conçu et réalisé ces installations.
- Ciara : (voulant des réponses à ses questions)
- Je ne comprends pas pourquoi ils ont le droit de démonter le glacier avec des pelles mécaniques !
- À l’école, on a appris qu’il fallait les protéger. On a vu qu’ailleurs, on mettait même des bâches dessus pour les abriter du soleil.
- André : (Voyant qu’il pouvait argumenter sur un sujet qu’il connaît — Les courses de ski) :
- Tu sais Ciara, ils ne font que boucher les crevasses. Comme ceci, il y aura moins d’accidents !
- Une épreuve de ski à Zermatt, c’est une carte de visite pour la Suisse.
- Et de toute façon, on a toujours travaillé sur le glacier depuis bien longtemps !
- Et puis, tout le monde le fait. Les Autrichiens aussi.
- Baptiste : (sentant qu’il pouvait placer le coup de grâce)
- C’est vrai, c’est bien connu que c’est parce que l’on a toujours fait d’une certaine façon qu’il ne faut surtout pas réfléchir à faire autrement. Avec des théories comme ceci, nous vivrions encore dans des cavernes !
- Et les courses de ski, c’est aussi un truc de « has been » de votre génération.
- Marianne : (retrouvant un peu de lucidité)
- Vous savez, ce n’est pas si facile que ça de tout changer. Nous vivons dans un système où tout est lié. Les cantons profitent du tourisme. Il y a beaucoup de places de travail en jeu. Tout n’est pas à jeter d’un coup !
- Par exemple, ton père qui conduit des cars postaux. Il dépend aussi du tourisme et son salaire paie vos études et vos gadgets électroniques.
- Baptiste : (un peu désarçonné de ne pas avoir pu conclure ainsi que par l’à-propos de l’argument)
- Mais pourquoi vous n’arrivez pas à mettre en pratique les belles théories que vous nous servez lorsque l’on hésite trop à commencer une activité.
- Je croyais qu’il fallait faire un premier pas puis tout le reste s’enchaînerait. Alors, pourquoi vous ne le faites pas ?
- Léa : (ne voulant pas être en reste quand l’apocalypse conversationnelle viendra et voulant recentrer le débat sur l’absence du Cervin)
- J’ai lu sur FB que les nouveaux propriétaires de la marque Toblerone voulaient changer la forme de leur barre chocolatée. il aurait une allure plus plate au sommet. Ils disaient aussi qu’ils devraient remodeler le Cervin pour qu’il corresponde à cette image novatrice !
- Puis d’ailleurs, le glacier du Théodule, il n’existe probablement plus vraiment. Ils étalent la neige pour qu’il soit encore un peu visible, mais en fait, ils cachent la m. du chat !
- Marianne et André : (à l’unisson pour ne pas perdre la face et pour clore le débat)
- Vous êtes des ingrats. Nous vous payons des vacances très chères à la montagne et c’est comme ceci que vous nous remerciez.
- André : (réalisant que tout le wagon les écoute) : Maintenant, je ne veux plus entendre un mot.
Le reste du trajet se fit effectivement dans le silence.
Arrivée à Täsch, la famille descend sans en silence. Ciara traîne les pieds et regarde en arrière pour essayer une dernière fois de distinguer la forme caractéristique du Cervin.
Les larmes dans les yeux, elle murmure :
« Mais alors, qui a volé le Cervin ? »