Madame la cheffe de département,
je me permets de vous solliciter pour tenter d’atténuer un différend qui s’est installé entre nos deux communautés.
En effet, ces derniers temps, vos journaux sont remplis d’articles peu élogieux à notre égard alors que, jusque-là, nous cohabitions de manière plutôt pacifique. Depuis quelques mois, je me sens traqué, épié par vos caméras de surveillance au mépris total des règles de la protection de la sphère privée.
Pourtant, quand je suis arrivé chez vous, il y a déjà quelques années, je me suis fait très discret dans la région. Personne ne m’a vraiment remarqué. Pour ne pas être repéré, j’ai méticuleusement enterré mes crottes et effacé mes traces à longueur de journée. Je me suis même évertué à ne pas hurler après vingt-deux heures afin d’éviter de déranger les voisins. C’est dire ma volonté de m’intégrer sans faire de bruit !
Je dois dire que depuis la venue des potes, et surtout d’Alpha, ma moitié, on a, comme vous pouvez le penser, un peu pris nos aises. De plus, Alpha et moi, nous n’avons pas vraiment chômé pendant les trois dernières saisons froides si bien que l’on est maintenant dix dans l’équipe. Nous serions deux de plus si, pour éviter de trop prélever de proies, je n’avais pas dû expédier ces deux jeunes loups explorer des territoires inconnus vers le nord-est. Ils se sont déjà bien débrouillés puisque, à ce que l’on raconte, vos gardes viennent d’immortaliser un louveteau de leur nouvelle meute sur leurs pièges photographiques. Braves petits !
Je comprends bien que nous commençons à prendre un peu de place. Mais il doit être possible de s’arranger et partager le gibier entre tous. Surtout que vous, celui que vous consommez massivement dans votre « Saison de la chasse », n’est pas trop d’ici hein !
Actuellement, j’ai un peu de pression de la meute pour chasser un peu plus. Vous aussi, qui êtes à la tête d’un département, vous savez bien ce que c’est de devoir donner l’illusion de contenter tout le monde. Vous êtes devenu spécialiste pour écouter les défenseurs de la nature, rassurer les bobo des villes et flatter les chasseurs. Et bien, pour moi c’est pareil.
De mon côté, ce sont les jeunes qui ont tiré les premiers en ne voulant plus manger du gibier en prétextant une hypothétique intolérance à l’odeur de caprins. Les adultes ont rapidement exploité cette situation en me traitant de couard et de « boomer » ne comprenant rien aux soi-disant nouvelles règles. Ils ont monté la tête à tout le groupe en leur faisant miroiter des tonnes de côtes de bœuf bien persillées gambadant à quelques pas de nos territoires.
Alors, comme vous, j’ai dû faire quelque chose pour la survie de notre famille. Pour durer, vous le savez bien, il faut parfois prendre des décisions difficiles.
Pour garder mon statut, j’ai dû conduire mes frères et sœurs vers le premier pâturage J’ai essayé de me rappeler des techniques de chasse apprises il y a bien longtemps avec d’autres « boomers », mais jamais mises en pratique, car les troupeaux de bisons, il n’y en a pas beaucoup par ici.
Au début, ça a bien marché. Nous avons isolé un ou deux individus et fait les choses propres en ordre comme vous le faites si bien dans votre pays. C’est ensuite que ça a dégénéré. Nous n’aurions sûrement pas dû nous attaquer aux veaux, mais je n’arrivais plus à maîtriser la meute. Ils en voulaient toujours plus. Ils scandaient des slogans guerriers difficilement répétables :
« Ici c’est chez nous. On a le droit de réguler qui on veut, quand on veut et où on veut ! ».
J’ai quand même réussi à éviter qu’ils n’assaillissent un poulailler industriel. On est ainsi passé tout près de la publication d’un article « à charge » de plus dans les journaux. Vous imaginez les gros titres : « Le loup s’attaque aux Poulets ! »
Maintenant que le mal est fait, je suis assez conscient qu’Il faut assumer les conséquences et je comprends, Madame la Cheffe de département, que vous deviez prendre une position plus ferme à notre égard et… peut-être faire parler la poudre.
Pour sauver notre famille, je serais prêt à sacrifier un ou deux éléments belliqueux. il doit même m’être possible de calmer les plus jeunes et ainsi utiliser les leçons de ce dérapage collectif pour nous recentrer sur nos proies habituelles. Mon autorité en serait confortée et la vôtre aussi, je le pense !
Je ne suis, vraiment pas sûr de pouvoir consoler Alpha tout de suite. C’est pourquoi je solliciterais votre aide pour que les veaux ne soient plus laissés seuls dans les alpages sans leurs mères.
De mon point de vue, Madame la Cheffe de département, cet arrangement est équitable. Il va dans le sens d’un apaisement de nos relations sur le moyen terme.
Sur le long terme, par contre, je ne comprends pas bien votre soutien inconditionnel aux éleveurs. Vos experts pointent clairement du doigt les effets délétères de l’élevage intensif sur votre, et par conséquent notre écosystème. Ils montrent sans hésitations que c’est vous et pas nous qui allez devoir vous distancer d’une alimentation essentiellement faite de protéines animales. Il semble évident que lorsque vos scientifiques auront réussi à commercialiser les protéines de synthèse, vous immolerez très naturellement les éleveurs sur l’autel du progrès.
Lorsque le temps viendra, vous serez tous certainement retranchés dans vos cités où seront concentrées les prises de recharge de vos Teslas car les grands espaces vous seront à nouveau hostiles. Vous serez devenus inadaptés dans les campagnes que vous aurez saccagées alors que nous les réinvestirons pour reconquérir le sommet de la chaîne alimentaire.
Nous aurons probablement l’occasion d’en reparler, autour d’un repas commun à ce moment.